Récidive. 1938 (2)
J'ai terminé de lire aujourd'hui l'excellent livre de Michaël Floessel : Récidive. 1938.
Je vous avais déjà partagé Récidive. 1938 (1) ⋅ Plume un premier recueil des passages qui m’avaient marqués au début de ma lecture.
Je ne résiste pas à l’envie de vous proposer d’autres extraits de ce livre, toujours aussi marquants pour moi.
Pour ceux que cela intéresse, ma critique de ce livre est disponible sur mon blog principal : Récidive. 1938
La priorité est de remettre le « travail en honneur » et de comprendre enfin que l’« on n’obtiendra pas de capitaux si l’on commence à pendre les capitalistes à la lanterne ». En 1938, la valeur travail et la productivité du capital sont des mots d’ordre politiques récurrents : c’est par l’effort et la libération des énergies que la France retrouvera sa grandeur perdue après trop d’années d’assistanat et de pression fiscale.
Pour Flandin, « c’est folie de vouloir suppléer à la déficience des naissances par l’afflux et la naturalisation des étrangers ». Mieux vaut encourager les naissances autochtones pour résoudre « le problème de la natalité déficiente de la France par rapport à l’Allemagne ». Je me dis que, pour affirmer qu’une politique nataliste initiée fin 1938 permettra à la France de rattraper son retard démographique et militaire sur l’Allemagne, l’auteur du télégramme devait croire dur comme fer aux chances d’une paix durable.
Dans sa déclaration du 12 novembre, Paul Reynaud ne cache pas son intention de mettre enfin en œuvre la « réforme de l’État ». Je rencontre souvent cette formule en 1938 : cette année-là, le mot « réforme » désigne toujours une baisse drastique des dépenses publiques et des prestations sociales.
Avec la presse de gauche, L’Époque de Kérillis est le seul quotidien à publier des extraits de l’éditorial du journal tchèque Lidové noviny. À mon avis, cet article aurait pourtant pu intéresser les lecteurs. Il s’intitule « Adieu France ! » : « Nous voulions chanter avec les anges. Maintenant nous devons chasser avec les loups […]. Nous avons été abandonnés. Le monde est gouverné par la force et non par le droit. Nous n’avons plus rien d’autre à faire que de nous mettre à côté de l’Allemagne. »
« Nous vivons au milieu d’une Europe en mouvement, d’une Europe où de formidables nations font craquer de toutes parts les anciens cadres, d’une Europe où la loi de l’effort accéléré dans la discipline et même dans la contrainte règle la vie des peuples, d’une Europe où il serait vain, pour le moment, de baser notre sécurité sur autre chose que sur notre force. » Et pendant que l’Europe est soumise à de tels bouleversements, « que faisons-nous nous les Français ? » Réponse : « Nous vivons sur notre passé ; il nous a laissé un admirable héritage moral, intellectuel et matériel. Il a fait de chaque Français un homme libre. Mais […]. » Dans ce « Mais » réside, je crois, le tournant de 1938. Le discours offensif du congrès de Marseille, le « On se demande qui commande ici ! » devant l’incendie du Vieux-Port, les ordonnances sur le code du travail sortent de ce « Mais ».
Blum considère que l’abandon du projet social de la République affaiblit la démocratie et qu’elle habitue les Français aux solutions autoritaires. La contagion des dictatures se nourrit d’abord du reniement des démocraties. Daladier lui répond que c’est par l’ordre que la France fera face à la discipline de fer à l’œuvre dans les régimes totalitaires. La démocratie se sauvera de ses propres faiblesses en adoptant des mesures d’autorité.
L’éditorial du Temps prend soin de se démarquer de la « campagne antisémitique » lancée en Allemagne : « Notre pays est à juste titre fier de sa tradition d’hospitalité et d’accueil et la xénophobie pas plus que le racisme n’inspireront jamais nos gouvernements. Mais… ». Je commence à avoir l’habitude des « Mais » de 1938. « Mais dès lors qu’il est certain et démontré par une expérience déjà bien longue hélas ! que beaucoup de nos hôtes, loin de reconnaître notre générosité, sont enclins à en abuser […], il faut prendre des mesures auxquelles nous autorise notre souveraineté. » Dès lors, « la France ne doit plus être le seul pays du monde où les réfugiés politiques sont autorisés à venir vider leurs querelles ». Le Temps constate que l’on ne peut, hélas, procéder à des expulsions de masse car les pays d’origine, « jaloux de leurs frontières », ne l’admettraient pas. Il faut donc « s’opposer à l’admission de nouveaux étrangers », d’autant que « l’opinion ne veut plus entendre parler de réfugiés politiques qui sont, par définition, de futurs assistés ».
Grâce à Retronews, j’accède au numéro du 25 novembre de L’Univers israélite. Sous le titre « Le silence est d’or », cet hebdomadaire évoque la discrétion de la presse d’extrême droite sur les persécutions : « Nous lisons aussi les journaux antisémites. Nous lisons notamment Je suis partout. Dans le numéro du 18 novembre, pas un mot sur les événements d’Allemagne. Je suis partout n’était pas là. On ne peut pas être partout à la fois… »
Sur la page de droite se trouve un compte rendu de la réunion, à Londres, du Comité intergouvernemental sur les réfugiés dont la création a été décidée à Évian. Le sénateur Henry Béranger représente le gouvernement français, sa déclaration me fournit un indice sur l’issue des négociations : « La France a déjà fait beaucoup pour recevoir, recueillir, hospitaliser, reclasser un grand nombre des victimes humaines de ces expatriations forcées. » « Mais » l’opinion publique française est désormais arrivée à un « point de saturation », sans compter que l’« effort de redressement économique » exclut d’accueillir de nouveaux immigrés sans emploi. Encore un « Mais » de 1938.
Fin 1938, l’ordre règne en France. Comme je crois avec Georges Duhamel que cet ordre sans justice est trompeur, je pars en quête de formules qui expriment un état d’esprit un peu plus lucide. J’en trouve une dans le dossier du mois de décembre de la revue Esprit : il s’intitule « Préfascisme français ». Emmanuel Mounier tire les leçons de ce « terrible automne » où les nerfs des Français ont été mis à rude épreuve. Mounier n’ignore pas que, depuis octobre, le mot « fascisme » est de plus en plus souvent accolé par la gauche (en particulier par les communistes) au gouvernement Daladier. C’est pourquoi, le fondateur d’Esprit préfère parler de préfascisme pour désigner des sentiments qui, au cours de l’année 1938, ont envahi la scène publique et les consciences : « antisémitisme, xénophobie, recherche de l’exaltation, culture de l’humiliation, apologie et exercice du mépris ».
Le malheur social, explique Klossowski, unifie les masses : dans les pays totalitaires, « les chefs réalisent ce miracle de mettre l’ascétisme au service de la voracité affamée ». Les dirigeants totalitaires ne nourrissent pas beaucoup mieux leur peuple, mais ils lui donnent en compensation un nouvel objet à haïr. Dans les démocraties, le malheur est moins visible, l’opposition des « repus » et des « voraces » se trouve voilée dans le respect des règles. « On prône la libre concurrence comme un état de paix. » En lisant cette phrase, je comprends mieux le lien constamment rappelé en 1938 entre les mesures d’« assouplissement économique » et le désir frénétique d’ordre et de paix. Dans les accommodements avec l’Allemagne et dans les décrets-lois de novembre sur la durée du temps de travail, on retrouve le même désir de sortir de l’histoire en misant sur l’économie. Selon Klossowski, cette paix apparente des démocraties n’abolit pourtant en rien l’antagonisme entre les « repus » et les « voraces ». L’auteur en veut pour signe « la croisade des repus contre les voraces » qui se traduit par la valorisation du « travail pour le travail », hors de toute considération de justice. Là où les régimes totalitaires mettent en scène « la guerre et la mort » pour mobiliser leur peuple, la France mise sur le travail pour redonner le goût de l’effort à ses habitants.
Comme il est difficile au « repu » d’accepter que sa réussite sociale résulte du hasard, et qu’elle n’a donc rien de légitime en soi, il s’en prend à la voracité des « voraces ». Le « repu » juge cette dernière indécente à un moment où la France doit sortir de la faiblesse congénitale des régimes parlementaires et montrer un front uni contre l’ennemi.
Je ne lis pourtant Marianne ni pour ses échos ni pour ses analyses politiques. C’est un journal trop idéaliste pour 1938, je le trouve aussi un peu trop indulgent à l’égard de la politique de Daladier. Marianne se raccroche à ce qu’il peut, je ne lui en veux pas. Mais je ne suis plus convaincu par l’idée que, à cet instant de l’histoire, la République française continue à être fidèle à elle-même et que tout le mal vient de ce que le monde extérieur lui est hostile. J’aime bien les caricatures féroces de Mussolini et d’Hitler publiées dans ce journal, mais il me semble que Marianne accorde trop aux mots « République » ou « valeurs » sans voir qu’ils ne recouvrent plus grand-chose cette année-là.
Marc Bloch m’a donné une dernière image de 1938 : une année où tout est fait pour convaincre les Français qu’ils vivent désormais, et pour longtemps, post-festum. Cette année-là, je n’ai rien vu qui, de près ou de loin, ressemble à une fête. L’impératif obsédant de « remettre la France au travail » a écrasé les imaginaires qui associent la politique à une forme quelconque de bonheur. Le travail pour le travail, la nation pour la nation, le budget pour le budget ou la France pour la France sont des formules si abstraitement creuses, et profitables à un si petit nombre, qu’elles n’entrent dans la tête des hommes que par la peur. Une clameur presque universelle s’élève dans la France de 1938 : la fête est finie ! La fête, bien sûr, c’était le Front populaire. Elle a coûté si cher et rapporté si peu. La répression des occupations d’usines et des grèves, la fin de la « semaine des deux dimanches », les facilités données au licenciement, mais aussi les mesures sur la « police des étrangers », l’accélération de la procédure de déchéance de nationalité, le report des élections législatives : au cours de l’année, ces décisions et ces projets sont de moins en moins argumentés politiquement et de plus en plus présentés comme des mesures de salut public. Une sorte de pénitence rendue nécessaire après la fête des inconscients. En deux ans, toutes les promesses de 1936 ont changé de signe : le « pain » est devenu la voracité des pauvres, la « liberté » a donné licence à l’oisiveté, la « paix », à laquelle le gouvernement consacre tant d’efforts quand il s’agit des menaces extérieures, n’est plus qu’un synonyme de l’ordre et de son maintien. En déployant une énergie incroyable, 1938 veut rompre avec l’héritage pourtant si jeune de 1936.
J’ai vu en 1938 des mots d’ordre, des réflexes de pensée, des éléments de langage qui structurent l’ordinaire de la politique française depuis longtemps. L’avantage de 1938 est de condenser en quelques mois des évolutions à l’œuvre depuis plus d’une décennie dans le présent : radicalisation conservatrice du discours camouflée par une idéologie postpartisane, triomphe des solutions libérales en pleine crise du libéralisme économique, perception des procédures démocratiques comme un obstacle à la mise en œuvre d’une politique efficace, renforcement inexorable du pouvoir exécutif, multiplication des lois sécuritaires, restrictions dans la politique d’accueil des réfugiés, stigmatisation d’une minorité religieuse à la faveur d’une « guerre » officiellement déclarée contre ses membres les plus fanatiques. Le tout sur le fond d’une montée apparemment irrésistible des « nationaux » rebaptisés « populistes » sans que cette nouvelle appellation nous éclaire beaucoup dans l’intelligibilité du phénomène. Le détour par 1938 permet de voir en accéléré une démocratie qui prétend se défendre en empruntant les armes de ses adversaires les plus acharnés.
Un même sentiment que « la fête est finie » domine les deux époques. Comme tout va plus vite en 1938, les conservateurs datent de 1936 le début de cette fête coupable. Aujourd’hui, ils remontent à 1945 pour la gabegie sociale de l’État-providence et à 1968 pour l’inconscience morale d’une société désireuse de vivre sans tabou. Je soupçonne les uns et les autres de croire que tout a commencé à mal tourner en 1789.
Entre 1938 et 2018, il y a beaucoup plus qu’une assonance. Ces deux années ont, entre autres, en commun d’être séparées par une décennie d’une crise systémique du capitalisme. Ce fait objectif s’accompagne d’une autre ressemblance. Dans la France de 1938 comme dans celle de 2018, les évocations de la crise économique vieille d’à peine dix ans sont relativement rares. On les commémore, bien sûr, mais on n’étudie pas leurs effets au long cours. Les banques sont sauvées, les structures de la démocratie parlementaire semblent, elles aussi, avoir résisté. Quant aux effets sociaux de la crise, chaque jour plus sensibles, les journaux en font état, mais sans les relier à leur cause. Cette forme d’amnésie permet, en 1938, de rendre les mesures sociales du Front populaire responsables d’une situation économique qui s’ancre dans une crise infiniment plus profonde. On trouve bien, aujourd’hui, des experts pour incriminer la loi sur les trente-cinq heures dans la permanence du chômage de masse et la faiblesse de la croissance. Il n’est pourtant pas nécessaire d’être expert pour douter qu’une mesure comme les quarante heures, promulguée en juillet 1936 et vidée de son sens, comme on l’a vu, en novembre 1938 explique le retard économique et militaire de la France. Voire, comme on le dit parfois, qu’elle est la cause du désastre de 1940. Dans ce domaine, les ornières idéologiques l’emportent sur toute autre considération. Nombreux sont ceux qui croient encore aujourd’hui que le Front populaire a désarmé la France. Le fait que les historiens aient apporté mille fois la preuve que le réarmement commence avec Blum ne change rien à une opinion que l’on croit héritée du récit vichyssois de la défaite, mais qui trouve son origine dans la propagande de 1938.
Une analogie n’est pas une simple ressemblance, mais une égalité des proportions. Elle n’affirme pas que A = B (1938 = 2018), mais que A/B = C/D : il s’agit d’une identité de rapports entre des réalités hétérogènes. En l’occurrence, l’hypothèse finale de ce livre est que la politique Daladier, faite d’assouplissement économique et de reprise en main autoritaire, est aux régimes totalitaires qu’elle combat ce que les politiques néolibérales menées depuis plus d’une décennie sont au nationalisme autoritaire qui menace de venir dans nombre de pays européens. A et C sont adoptées comme des politiques alternatives à ce dont elles risquent en réalité de faciliter l’advenue par toute une série de mesures et d’associations d’idées. Le fait, par exemple, d’avoir introduit dans le « grand débat » la question de l’immigration absente des revendications initiales des « Gilets jaunes » est hautement symbolique. En 1938, déjà, les décrets-lois sur la police des étrangers apparaissaient au milieu d’une avalanche de mesures économiques. Cela crée artificiellement un lien entre les problèmes sociaux et les angoisses identitaires dans le but de flatter une opinion publique supposée intrinsèquement xénophobe. […] Ce qui ne diffère pas, en revanche, c’est la tentation de déplacer le centre de gravité du conflit : de social et démocratique, il devient identitaire et culturel. Comme le débat sur la politique économique est borné par des a priori gestionnaires, on engage la discussion sur l’insécurité culturelle et l’identité nationale. Des sujets qui présentent l’avantage de n’impliquer aucune ligne budgétaire, mais qui donnent par avance raison aux adversaires de la démocratie que l’on entend combattre.
L’analogie entre 1938 et 2018 présente aussi l’intérêt de mettre en garde contre des mesures prises pour défendre la démocratie et qui, dans les faits, risquent de la mettre à terre. […] Quelles que soient les précautions que l’on peut avoir à l’égard des leçons de l’Histoire, il est utile de se souvenir que, parvenus au pouvoir, les adversaires acharnés de la République se sont appuyés sur l’héritage d’une République délestée de ses défenses démocratiques.
En 1938, rien n’était inéluctable. La lassitude à l’égard de la démocratie s’est transformée en ressentiment seulement lorsque l’on s’est convaincu que cette forme de société était à l’origine du malheur français. Aujourd’hui, tout est à reprendre. Conquis de haute lutte après la Seconde Guerre mondiale, le consensus européen autour de la démocratie est largement effrité. Certains présentent comme une fête au coût exorbitant un amour pour la liberté et une passion égalitaire qui, en réalité, ont triomphé au cours d’un combat sans merci. Rien n’oblige, pour autant, à emprunter une nouvelle fois le chemin d’une longue et vaine pénitence pour redonner vie à ces sentiments.
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