Dans In girum imus nocte et consumimur igni, son film le plus personnel et mélancolique, Guy Debord disait qu’il se sentait attiré par la sensation de l’écoulement du temps comme d’autres le sont par le vide. utopia in black - l’estetica materialistica dell’arte nera, la série de toiles signées Regiana Queiroz, provoque chez moi un effet similaire. Du moins la plupart des œuvres des collections « canvas », « paper » et « velvet ». C’est-à-dire que certaines d’entre elles m’attirent comme le vide, ou l’eau, ou des personnes plus ou moins magnétiques, sans savoir ni pourquoi ni comment.
Je dis « sans savoir ni pourquoi ni comment » et préfère ne pas élucider cette part énigmatique de mon fort sentiment d’attraction, mêlé de stupéfaction et presque d’abandon que j’éprouve à l’égard des œuvres de la plasticienne. Peu m’importe donc ces théories réductionnistes biologisantes ou psychiatrisantes sensées expliquer tous les secrets de l’existence humaine et ses vibrations par l’agitation d’un paquet de traumas ou de molécules…
Pour présenter brièvement utopia in black, disons que cette série se situe entre la peinture minimaliste et expressionniste abstraite, bien qu’elle soit très différente des œuvres des Malevitch, Rothko, Rauschenberg ou Kapoor, pour ne citer que ces « quatre fantastiques » dont les réalisations me laissent souvent de marbre. Et qu’elle n’est pas uniquement une « œuvre au/en noir » comme pourrait le laisser entendre son titre. utopia in black c’est, entre autres, un large éventail de tableaux fait d’aplats plus ou moins épais, de collages, de broderies, de motifs plus ou moins massifs, plus ou moins fins et disparates, aux tons blanchâtres, grisâtres ou plus sombres, parfois assemblés les uns aux cotés des autres ou tout simplement mélangés ; une quarantaine — pour l’instant — de pièces faites de compositions de formes diverses, de traits blancs « flashy » ou non, déposés soit à coups de larges pinceaux, soit pulvérisés à la bombe de façon a priori spontanée ou pas, et dont les effets peuvent être saisissants.
Les mauvaises langues diront sûrement « C’est de l’art décoratif ! », et libre à elles. Libre à ces rabats-joies et leur conception aussi éculée que bourgeoise de la peinture [1] de ne pas apprécier cette série qui fait de moi un jouet de forces qui me dépassent, y compris les œuvres me captivant un peu moins, comme les peintures 01 et 23 de la collection « paper ». Des œuvres qui me paraissent quand même tout sauf figées : le mouvement des formes visibles est comme induit dans ces constructions picturales générant aussi une sensation partagée entre l’excitation purement cérébrale et pratiquement charnelle.
Les tableaux de Regiana Queiroz qui me captivent, m’hypnotisent le plus sont les plus obscurs, et probablement les plus cinétiques. Sans doute est-ce une coïncidence mais la plasticienne est également cinéaste. Et qu’il existe un fil conducteur entre les deux formes artistiques dans lesquelles elle s’exprime (la peinture et le cinéma), un genre de lien réciproque, conscient ou inconscient chez elle, je ne peux l’affirmer, mais je ne peux pas pour autant en écarter l’hypothèse d’un revers de main. Le tableau 01 (mon favori, celui qui me « freeze ») de la collection « canvas » pourrait, à peu de choses près, être un plan de film dit « expérimental », un plan fabriqué par des jeux de lumières contrastés et de caméra, ou en post-production avec un logiciel de montage.
Sur le coloris noir, il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’il ne fait pas partie du spectre visible de la lumière. Mais qu’il est juste là, partout, comme tapi en tout lieu et sans nous frapper l’œil nu la plupart du temps. À moins qu’elles aient été créées de manière beaucoup plus intuitive, les toiles que je préfère de l’artiste évoquent peut-être cette réalité — c’est une autre hypothèse. S’il y a concept en amont ou pendant la réalisation de ces œuvres aux tons plus ténébreux, les « césures » lumineuses peintes à la bombe et tranchant l’obscurité sont peut-être des signes d’ouvertures vers cette immensité sombre qui nous submerge, ou un genre d’amorçage fluorescent vers cette évidence : le noir est cette absence de lumière dont est faite la majeure partie de la matière cosmique impossible à nier et qui nous est pour ainsi dire invisible, inconsciente [2].
Enfin, utopia in black semble encore en perpétuel devenir, sans point final. Un film du même nom présentant la série, — et Regiana Queiroz en pleine action créatrice —, est notamment visible sur cette page de la peintre-cinéaste à qui je dis chapeau bas !
La série utopia in black sur l’Instagram de Regiana Queiroz et/ou sur son compte OpenSea
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[1]. « Bourgeoise » au sens de Gustave Flaubert, autrement dit « qui pense bassement » dixit Georges Brassens à Roger Toussenot, dans une lettre où il évoquait ses querelles avec des anarchistes dont la vision de l’art était étriquée, trop étriquée.
[2]. Certaines toiles peuvent aussi être interprétées comme des visions de paysages urbains ou autres, réels ou imaginaires, et que l’artiste aurait restranscrit de manière la plus « épurée » qui soit. Quant au noir, il est aussi le pigment du drapeau de l’utopie anarchique qui peut être extrapolée comme synonyme de liberté créatrice, mais peut-être qu’ici je m’égare trop, ou pas, et si égarement possible il y a dans la libre interprétation.
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