Dérive des rêves -3

Les premiers signaux qui auraient dû nous alerter, comme nous l’avons compris trop tard, survinrent en plein expansion de notre réseau. Car mondeB n’était plus seul comme un îlot mais avait désormais des sœurs et même des cousins, autant de micro-mondes baroques et géniaux qui au bout de quatre ans nous avaient largement dépassés en termes d’originalité, grâce aux newDreamers.
Leur conception des rêves forçait le respect, ils avaient mis au point une organisation fluide et à géométrie variable par laquelle chaque participant⋅e pouvait donner vie à ses rêves en bénéficiant de l’infrastructure commune de génération 3DLive. Le modèle que nous avions mis au point, qui reposait sur une élite de rêveurs d’exception, dont OSkey et moi étions les plus anciens représentants, appartenait à une époque révolue, et c’était très bien ainsi.
Ce que nous n’avions pas anticipé, c’est la soudaine prise de pouvoir d’un groupuscule spiritualiste jusqu’alors totalement marginal et inoffensif.
En moins de trois mois, ils disposaient de tous les leviers de pouvoir. Ce que nous avions soigneusement parcellisé pour que personne ne puisse s’arroger d’autorité abusive était totalement sous leur contrôle. Grand Chelem.
Nous avions pourtant été terriblement méfiants, mais notre ligne invisible de défense était entièrement dirigée contre les visées mortifères des mégacorps et leurs relais étatiques. Nous avions prévu et anticipé toutes leurs manœuvres : prise de multiparts déguisée avec des alias, injection de techno mouchardes, rachat de microgroupes de dreamers, cybercrash, blocus informationnel… Nous avions même un plan de secours si jamais il faisaient exploser un nukeSat dans la haute atmosphère au-dessus de mondeB pour nous priver de toute ressource électronique.
Nous ne saurons jamais si nos défenses extérieures auraient pu résister, car les spiritualistes de Ven-I/O nous attaquèrent pour ainsi dire de l’intérieur en un blitzkrieg ravageur : 300 messages subliminaux hypnotiques dans les plugins des imprimantes 3DLive et une immense cohorte de Dreamers avait suivi aveuglément Ven-I/O comme les enfants de je ne sais plus quelle cité d’autrefois avait suivi un joueur de flûte.
Désormais les créations étaient unifiées et sous contrôle, approuvées avec enthousiasme par une population amorphe et consentante, et ne posaient évidemment plus aucun souci aux mégacorps. Ven-I/O avait enveloppé tout le processus d’un mythe puissant, celui d’un salut collectif co-construit dont chaque participant⋅e détenait la clé pourvu que chacun⋅e se conforme à sa mission. Cette clause marquait la fin de la formidable liberté de création que nous avions tenté de répandre.
Oskie et moi n’avons rien pu faire. Ven-I/O nous avait épargnés pour nous proposer de devenir les Dreamers exclusifs de ce qui devenait une florissante religion. Devant notre refus immédiat, les spiritualistes s’étaient rabattus sur des officiants plus dociles.
Aujourd’hui, quand je repense à cet immense gâchis, je regrette surtout d’avoir cru que mes rêves pourraient nourrir une autre création. Mais mon amer sentiment de culpabilité pourrait se dissiper bientôt.
Oskey m’a envoyé la semaine dernière un MindMessage assez confus où il était question d’un « projet DreVerD », du reverse engineering pour déconstruire la dystopie en marche, et « libérer l’imaginaire collectif ».
Mais je n’aurais même pas laissé fluer son MM si je n’avais capté dès le début : « rejoins-moi - besoin de tes rêves pour tout renverser ».